
Dix leçons pour comprendre l’IA en santé
Le Pr Giovanni Briganti (psychiatre, UMons), spécialiste bien connu de l’IA, met en garde contre les illusions technologiques et appelle à un engagement collectif des soignants.
Nombreux conférenciers appelés à parler de l’IA sont souvent dithyrambiques. Ce n’était pas le cas du Pr Giovanni Briganti lors de la journée d’échanges de la PPLW du 5 avril dernier (lire page 6 par ailleurs). Le psychiatre de formation est plutôt critique. « L’IA me fascine autant qu’elle m’inquiète », confesse-t-il. Il partage dix leçons pour mieux comprendre l’IA.
1. L’IA en santé est déjà là, mais très inégalement mature
Du suivi des pathologies chroniques à distance à l’aide au diagnostic en radiologie, en passant par la prévention ou l’automatisation du dossier de soins, les cas d’usage de l’IA se multiplient. « Tous les domaines médicaux sont concernés (y compris la pharmacie, NdlR), notamment pour la prédiction d’effets secondaires, le repérage d’interactions ou la prévention personnalisée. » Mais les niveaux de validation varient fortement. Et les outils les plus utilisés ne sont pas toujours les mieux évalués.
Giovanni Briganti appelle les soignants à la vigilance : « Beaucoup de solutions sont séduisantes en vitrine, mais fragiles en coulisse. » Il cite les IA de diagnostic automatisé, ou les assistants conversationnels intégrés dans certaines applis santé, dont les performances réelles sont rarement documentées. Pour le pharmacien, cela pose une question immédiate : comment recommander une technologie sans données solides sur sa fiabilité ou son impact clinique ?
2. La Belgique a les moyens d’être leader mondial
Le Pr Briganti rappelle que la Belgique est devenue un terrain fertile pour les essais cliniques numériques. « Nous sommes le seul pays au monde à disposer de chiffres d’adoption de l’IA par spécialité. Et nous avons mis en place une quintuple hélice – universités, professionnels, industrie, pouvoir politique et citoyens – qui pourrait devenir un modèle. »
3. Les cliniciens ont compris l’enjeu
Les soignants expriment un besoin croissant de fiabiliser et d’accélérer la prise de décision. « La réduction du risque d’erreur revient très souvent dans les enquêtes de terrain. Mais surtout, tous réclament la même chose : du temps libéré pour les tâches à forte valeur ajoutée. »
En officine, cela signifie moins de temps perdu dans l’administratif, plus pour le conseil. Les pharmaciens pourraient tirer profit des solutions d’automatisation (tri des alertes, saisie automatique, gestion de stocks intelligente). Mais le Pr Briganti rappelle que l’adhésion passe par la confiance. L’IA ne peut aider que si elle est perçue comme fiable, utile et intuitive.
4. Beaucoup de solutions IA sont scientifiquement faibles
La critique est sévère : les algorithmes déployés manquent souvent de robustesse. « La reproductibilité des résultats est un problème majeur. Une IA qui atteint 95 % de précision dans un centre hospitalier américain peut tomber à 65 % dans un hôpital Wallon. »
Le psychiatre insiste aussi sur l’absence de transparence de certains fournisseurs : « On implémente parfois des outils dont on ne connaît ni les bases de données d’entraînement, ni les performances réelles en vie réelle. » Il plaide pour une culture de l’évaluation continue, où les professionnels seraient formés à interroger les résultats d’une IA comme on interroge un test de laboratoire.

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5. Le syndrome de Cassandre menace l’adoption
Même lorsqu’une IA fonctionne, elle peut ne pas être utilisée. « C’est le problème de Cassandre : on ne croit pas ce qui est vrai. » L’adoption d’un outil dépend autant de sa performance que de la capacité d’une équipe à l’intégrer. Or, cette intégration reste difficile : « L’IA reste souvent perçue comme un corps étranger. »
Ce décalage entre la promesse et l’appropriation concrète est particulièrement aigu dans les petites structures, comme les pharmacies indépendantes. Sans accompagnement ni formation, les outils les plus performants restent sous-utilisés. « Il ne suffit pas qu’un modèle fonctionne, il faut qu’il soit accepté par l’équipe. »
« Nous devons défendre notre système de santé face à l’inconnu. L’IA est un outil. C’est à nous, professionnels, de décider de ses usages. En tant que soignants, vous avez un rôle clé à jouer. » – Giovanni Briganti
6. L’IA ne remplacera pas les soignants… sauf si on le permet
Le psychiatre dénonce les discours comparant IA et cliniciens. « Je défie quiconque de faire tourner un cabinet de médecine générale 24h/24 avec un chatbot. Et pourtant, certaines études prétendent que l’IA fait mieux que le binôme médecin + IA. » Un discours tout à fait applicable en officine. Ces comparaisons biaisées minent la confiance dans le soin humain, estime le Pr Briganti. « Elles préparent l’opinion à l’idée d’un système de santé déshumanisé. »
Le chercheur déplore aussi une fascination technophile chez certains industriels. « Beaucoup comparent leurs modèles au ‘gold standard’, c’est-à-dire… l’humain. Cela installe un faux débat. » Il appelle à recentrer les recherches sur les coopérations homme-machine plutôt que sur le remplacement de l'homme par la machine.
7. Chaque acteur de la santé attend autre chose de l’IA
L’IA cristallise des attentes divergentes. Les soignants veulent du temps et de la fiabilité. L’industrie, de la rapidité. Les patients, de l’efficacité. Or, les projets actuels ne répondent souvent à aucun de ces objectifs de manière durable. « Il faut sortir du prototype et aller vers des solutions concertées. »
En Wallonie comme ailleurs, les projets d’IA s’éparpillent trop souvent en micro-initiatives, sans évaluation d’impact à long terme. Giovanni Briganti plaide pour des financements collectifs, multi-acteurs, avec des soignants impliqués dès la conception. « Il faut arrêter de faire 50 projets pilotes qui n’aboutissent pas. »
8. Les patients utilisent déjà l’IA… souvent sans nous le dire
C’est l’un des points les plus frappants. « Entre 20 et 30 % des patients discutent avec une IA avant leur consultation médicale », affirme le Pr Briganti. Parfois pour le meilleur, comme ce jeune autiste qui s’exprime mieux via ChatGPT. Mais aussi pour le pire : un suicide en Belgique a été attribué à des échanges prolongés avec une IA.
Pour le pharmacien, cette réalité impose une vigilance nouvelle : les conseils donnés à l’officine peuvent être filtrés – voire biaisés – par une pré-interprétation automatisée. « Nous devons commencer à demander aux patients : ‘Avez-vous consulté une IA ?’ C’est une donnée clinique comme une autre. »
9. L’IA Act va obliger à monter en compétence
L’AI Act européen est entré en vigueur et va progressivement imposer aux professionnels de santé des responsabilités nouvelles. « Vous serez considérés comme des ‘déployeurs’ d’IA. Il faudra savoir juger un dossier technique, détecter une dérive, arrêter un système… » Problème : la Belgique manque cruellement d’experts. Les formations sont pleines, et les institutions peu préparées.
Giovanni Briganti lance un appel : « Il faut des aides publiques massives pour accompagner les médecins, les pharmaciens, les hôpitaux, les maisons de repos… Sinon, en 2027, nombre d’entre eux seront hors-la-loi, faute d’avoir compris les obligations. »
10. La technologie modifie la perception du rôle des soignants
Même si l’IA libère du temps, la société pourrait exiger qu’il soit immédiatement réinvesti ailleurs. « C’est l’effet micro-onde : censé alléger la charge des femmes dans les années 1950, il a entraîné… une augmentation du temps passé en cuisine. » En 2025, que demandera-t-on aux soignants si 30 % de leur temps est économisé ? D’en faire plus ?
Giovanni Briganti appelle à un débat collectif sur les attentes vis-à-vis des professions de santé. Car derrière la technologie, ce sont bien des rôles, des identités et des valeurs qu’on redéfinit. Les pharmaciens n’y échapperont pas.