
Multidisciplinarité 2.0 : l’avenir de la première ligne s’écrit ensemble
À Namur, plus de 110 professionnels de terrain ont démontré que la santé numérique ne pouvait réussir sans coordination interprofessionnelle. Pour les pharmaciens, c’est une opportunité stratégique à saisir.
Le château de la Vecquée a accueilli dans ses murs du 19e siècle quelques 110 professionnels de soins de tous horizons, le 5 avril dernier, pour une journée de réflexion consacrée à la « multidisciplinarité 2.0 ». L’objectif de la Plateforme de première ligne wallonne (PPLW), à l’initiative de l’événement, est de décloisonner les lignes, tant physiquement que virtuellement.
Une journée pour décloisonner
Claude Decuyper, président de la PPLW, a donné le ton dès l’ouverture : « Ce que nous défendons, c’est une intégration renforcée des compétences, une action coordonnée autour des besoins du patient, pas autour des logiques de système. » Pour lui, la première ligne ne peut se construire que sur la base de la confiance entre professions, du respect de leurs spécificités, et d’une volonté commune de co-construire.
Cette journée a également été l’occasion d’insister sur l’évolution de la PPLW, qui ambitionne de devenir un Institut wallon de la première ligne (IWPL), et de jouer un rôle structurant dans le déploiement des organisations locales de santé (OLS) prévues dans le cadre de la réforme de la première ligne de soins, prolongement de Proxisanté.
Parmi les voix fortes entendues, celle de Robin Crunenberg, pharmacien et vice-président de la plateforme. En appelant les participants à sortir du « ventre mou » des intentions pour incarner pleinement le changement, il a rappelé que la littératie numérique, la coordination interprofessionnelle et la confiance ne se décrètent pas. Elles se construisent collectivement.
Pour les pharmaciens, souvent en marge des circuits décisionnels multidisciplinaires, l’événement a montré que leur rôle est non seulement reconnu, mais nécessaire à l’architecture d’une première ligne renouvelée.
Le soutien (et les attentes) des autorités
La multidisciplinarité n’est pas une lubie de la PPLW. Elle bénéficie de soutiens politiques, qui forgent en elle de grandes attentes. Présent à l’événement, Yves Coppieters, ministre wallon de la Santé, a salué « une initiative constructive et ambitieuse », portée par les acteurs de terrain. Son message ne s’est pas voulu uniquement encourageant : il s’est voulu exigeant. « La question n’est plus de savoir s’il faut partager les données, mais comment le faire », a-t-il affirmé, appelant à une standardisation réelle, à une gouvernance articulée entre niveaux de pouvoir, et à un ancrage concret dans les réalités de terrain.
Plus de 60 % des Wallons déclarent ne pas se sentir capables d’utiliser les outils numériques en santé. Pour le ministre, cette fracture ne peut être ignorée. La littératie en santé devient un enjeu démocratique. Et les professionnels de première ligne, y compris les pharmaciens, seront appelés à jouer un rôle d’accompagnement de proximité, notamment auprès des publics fragiles.
Ce message a trouvé un écho dans les prises de parole de Mickaël Daubie, directeur général du service des soins de santé de l’Inami, et de Brigitte Bouton, inspectrice générale du département santé de l’Aviq. Tous deux ont plaidé pour une vision systémique, à long terme, capable d’articuler les nombreux projets numériques existants. Pour Mickaël Daubie, « il faut une vision à cinq ans, pas une succession de pilotes ». Il a rappelé que les outils existent, les standards aussi – mais leur usage reste hétérogène, faute de rôles bien définis et de flux utiles.
Brigitte Bouton a été encore plus directe : « L’interopérabilité ne peut pas reposer sur la seule bonne volonté des acteurs. Il faut des arbitrages clairs et des responsabilités définies. » La multiplication des projets sans pilotage central entraîne une confusion qui nuit aux soignants comme aux patients. Le besoin d’une architecture cohérente s’impose, avec une régulation forte et une coordination verticale comme horizontale.
Au cœur de cette transformation se dessine un projet structurant : le Belgian Integrated Health Record (BIHR). Présenté comme un cadre de convergence pour remplacer les systèmes disparates actuels, il suscite autant d’espoir que de prudence. Pour les pharmaciens, il représente une opportunité : contribuer à l’enrichissement et à l’actualisation des données cliniques partagées, dans le respect des compétences et des usages locaux.
Former pour transformer : un enjeu partagé
Derrière les discours sur la transformation numérique se cache la réalité de terrain : les professionnels de santé ne sont pas tous égaux face aux outils numériques, et la formation reste souvent le parent pauvre des réformes. C’est l’un des constats les plus clairs de la journée du 5 avril.
La littératie numérique professionnelle – c’est-à-dire la capacité à comprendre, utiliser et intégrer les outils numériques dans la pratique – ne va pas de soi. Si l’on prend d’ailleurs la peine de définir la littératie numérique, c’est que d’aucuns n’avaient pas cette notion en tête lors de l’événement de la PPLW, qui a pourtant attiré les plus motivés. Il ne s’agit pas seulement de savoir cliquer, mais de comprendre le sens, les usages et les limites des instruments proposés. Cela mobilise du temps, des ressources, une pédagogie adaptée, et un accompagnement continu. Et cela concerne tous les métiers, pharmaciens inclus.
Face à ce défi, la PPLW propose une première réponse avec sa plateforme de formation en ligne : des modules ciblés, en accès libre, pour permettre aux soignants de se familiariser à leur rythme avec les fondamentaux du numérique en santé.

« Ce n’est pas une profession qu’on représente, mais une vision. » – Robin Crunenberg
Une dynamique en construction
La PPLW, par sa journée du 5 avril, n’avait pas pour objectif de parler une énième fois de digitalisation des soins ou de multidisciplinarité. L’objectif était d’amorcer un changement de paradigme : celui d’une première ligne plus horizontale, plus coordonnée, plus ouverte à la diversité des métiers. Dans cette configuration, les pharmaciens ne peuvent plus être considérés comme des acteurs périphériques. Ils sont appelés à devenir des contributeurs centraux de la coordination interprofessionnelle.
Cette évolution n’est pas seulement institutionnelle. Elle est clinique et pratique. La montée en puissance des OLS, l’émergence d’outils partagés comme le BIHR ou les care sets dynamiques promis au sein du RSW, le développement de modèles de prévention comme Icope ou Patient@Home (lire encadré), exigent une implication active de tous les professionnels de terrain. Et les pharmaciens, par leur position charnière entre ville et hôpital, entre prévention et dispensation, ont un rôle clé à jouer.
S’engager dans ces dynamiques, c’est aussi peser dans les choix à venir. Les OLS en construction recherchent des partenaires capables d’articuler les soins de proximité, de repérer les signaux faibles, d’assurer le suivi thérapeutique, de fluidifier les parcours. Autant de domaines où l’expertise pharmaceutique est précieuse. Mais encore faut-il qu’elle soit visible, reconnue, et représentée.
Plus encore, cette implication peut contribuer à renforcer le rôle clinique du pharmacien, au-delà de la stricte dispensation. En participant à la structuration des parcours, à l’actualisation des données partagées, ou à l’accompagnement des patients fragiles dans leur littératie numérique, les pharmaciens affirment leur valeur ajoutée dans le système de soins.
La journée du 5 avril a posé les bases d’une vision partagée. Il appartient désormais à chacun de s’en emparer. Pour les pharmaciens, le moment est stratégique : intégrer la dynamique interprofessionnelle, c’est éviter d’être marginalisé par les réformes à venir. C’est aussi défendre un exercice plus complet, plus intégré, et plus reconnu. Autrement dit, construire l’avenir de la profession avec les autres, plutôt que le subir à la marge.
Focus sur le terrain

La journée d’échanges de la PPLW a également été l’occasion d’observer les nouvelles approches du terrain. Zoom sur trois d’entre elles.
Icope
Porté par le Grand Hôpital de Charleroi, cet outil soutenu par l’OMS vise à repérer précocement la fragilité chez les aînés. Accessible en ligne, il repose sur l’auto-évaluation de six fonctions-clés (mémoire, mobilité, nutrition, etc.) et permet une action préventive coordonnée entre soignants. Les pharmaciens, souvent au contact régulier des patients âgés, peuvent jouer un rôle d’alerte ou de relais.
Patient@Home
Développé par le Chwapi et ses partenaires, ce dispositif connecte l’hôpital au domicile grâce à une plateforme numérique. Les paramètres de santé sont monitorés à distance, les parcours de soins sont partagés. La continuité des soins passe ici par la fluidité numérique et la coordination interprofessionnelle.
ProDige
Ce projet, soutenu par la PPLW et l’Inami, propose une grille d’analyse pour choisir les dispositifs médicaux digitaux (DMD) en fonction de critères éthiques et opérationnels. Objectif : guider les professionnels, y compris les pharmaciens, dans l’intégration du numérique, sans alourdir leur charge mentale.